Près de Narbonne, une femme redonne ses lettres de noblesse à un domaine longtemps tombé dans l'oubli. Gao Nanping arpente inlassablement les terrasses des Corbières, un territoire battu par la tramontane qui a forgé la dureté du sol et de ses habitants, peu habitués à voir une femme, d'origine chinoise, diriger un domaine et souvent leur tenir tête. Portrait de celle que l'on appelle dans le coin « la Chinoise de la Bastide ».
[Texte : Weilian Zhu – Photos : Emeric Fohlen]
En Chine, on aime croire que l'écriture reflète la personnalité. Gao Nanping a toujours admiré le grand calligraphe Wang Xizhi. Les caractères de ce lettré du IVe siècle sont restés célèbres pour leur style peu conventionnel aux traits fluides et élégants. Casser les codes, c'est aussi ce qui caractérise le travail de cette vigneronne d'origine chinoise installée à Montpellier depuis trente-cinq ans. Avec son visage poupon et ses cheveux soigneusement remontés, elle passe rarement inaperçue dans un milieu masculin et bourru. Lors d'une réunion entre vignerons, un homme avait lancé : « Je sais qui vous êtes ! », tout en refusant de lui serrer la main. Et sa réponse de fuser : « Je ne sais pas qui vous êtes et ça ne m'intéresse pas de le savoir ». Un caractère bien épicé qui caractérise aussi l’identité de ses vins.
Gao Nanping s'est convertie sur le tard à la viticulture. En 2015 plus précisément, quand elle s'est retrouvée à la tête du domaine la Bastide et de ses soixante hectares de vignes près d'Escales (Aude). Un groupe chinois, BHC, venait d'en faire l'acquisition et demeure aujourd'hui encore l'unique vignoble d'Occitanie sous le giron chinois. En mettant un pied dans un milieu où « changer la moindre chose chez le vigneron peut lui crever le coeur », elle doit jongler entre le poids des mentalités et le respect des traditions, un équilibre précaire sur lequel elle marche depuis son enfance. En quittant à dix-sept ans Chengdu (capitale de la province du Sichuan), sa ville natale, pour étudier le français à Chongqing (dans la même province), elle a choisi un compromis entre son émancipation et le renoncement à des études de lettres que lui déconseillaient ses parents, eux-mêmes professeurs de littérature et de philosophie.
Modeler un domaine à son image
Fadeur et anonymat : ce lieu ne correspondait certainement pas à l'image de Gao Nanping. Arrivée à Montpellier en 1986, trois ans après son mari, elle est tout de suite très active dans le cercle des étudiants chinois. Son implication lors des manifestations en soutien aux événements de Tian'anmen en 1989 lui vaut un non-renouvellement de son passeport. D'étudiante en littérature, elle se résout à travailler dans la restauration. Son audace a été de proposer une cuisine du Sichuan authentique qui attire très vite tous les aventuriers gourmets de la région. Connue bientôt du maire de Montpellier, George Frêche, un admirateur de la civilisation chinoise, elle est sollicitée comme interprète aux réunions de coopération sino-montpelliéraine. En 2006, elle est faite citoyenne d'honneur de la ville et reçoit la médaille du Mérite de la région Languedoc-Roussillon.
Lors d'une réunion entre vignerons, un homme avait lancé : « Je sais qui vous êtes ! », tout en refusant de lui serrer la main. Et sa réponse de fuser : « Je ne sais pas qui vous êtes et ça ne m'intéresse pas de le savoir. » Un caractère bien épicé qui caractérise aussi l’identité de ses vins.
C’est en 2012, voyant les médias parler abondamment des acquisitions chinoises des domaines bordelais, qu’elle a l’idée d’attirer un investisseur dans sa région d’adoption. Devenue consultante en coopération sino-française et richement réseautée, elle souffle le nom de la Bastide à BHC, un groupe qui investit habituellement dans les hôtels et les montres de luxe. « Je n'avais pas de domaine à vendre, juste mon rêve », explique celle qui vise à produire le meilleur vin du territoire des Corbières. « C'est l'argent des patrons mais c'est ma passion. »
Aux yeux de ses deux enfants, le métier de vigneronne est épuisant mais ils ne l'ont jamais vue aussi épanouie que dans les vignes à dorloter ses raisins. Et peu à peu, à l'image de la personne, le domaine devient avenant et bouillonne de vie. Les passants sont désormais invités à franchir le portail bordé d'oliviers et de fleurs et à se prélasser dans le caveau de dégustation. Une fois par an, un festival de concert lyrique occidental et d'art vivant asiatique y est même organisé. « C'est ma façon d'apporter de la diversité dans le coin, de dire aux gens qu'on n'envahit pas leur territoire mais qu’on l'enrichit. »
Devenue directrice du domaine, elle s'est fixé deux objectifs : changer l'image d'un terroir réputé en France pour « faire pisser les vignes », privilégiant la quantité à la qualité. Et redonner vie à la Bastide, tombée dans l'oubli à cause d'une production uniquement destinée à l'export.
Battus par la tramontane, la terre et les habitants ne sont pas affables ici. Des remarques, elle en a entendues. D'abord d'ordre professionnel, certains marmonnant qu'elle piquerait leur marché. Elle les balaie d'un revers de la main : « Vos grands-parents étaient là, vos parents étaient là. Pendant que vous partez en vacances, moi je bosse ! » Ensuite d'ordre personnel, raciste et misogyne. « La Bastide fait partie du top 10 des 1 260 vignerons des Corbières », répond-elle simplement.
Des reconnaissances en cascade
Depuis son arrivée, le domaine a remporté quatorze médailles internationales et locales. La montée en gamme s'est faite tout en maîtrise. Avec méthode. Une machine à vendanger a été achetée pour récolter les raisins la nuit et éviter leur fermentation. Des cuves en inox ont été acquises auprès d'un fabricant de Béziers pour produire en plus petite quantité. « J'aurais pu les acheter moins chères en Italie, mais je sais que notre domaine est particulièrement scruté. Nous devons être plus exemplaires que les autres. » Et une stratégie de participation aux concours toujours bien sentie. « Je ne vise que les concours pour lesquels je sais que mon vin peut gagner », concède-t-elle volontiers, citant L'Art de la guerre de Sun Zi et son fameux précepte : « Se connaître et connaître l'autre ».
« Je veux un esprit d'ouverture à la Bastide. Ici il n'y a pas de place pour le racisme. »
Relayée abondamment sur les réseaux sociaux, chaque médaille crée un petit buzz et améliore sa visibilité. « Le vin ne ment pas », insiste-t-elle. Aujourd'hui, les cuvées de la Bastide sont présentes dans plusieurs restaurants étoilés, comme Le Cénacle à Toulouse, l'Auberge du Vieux Puits à Fontjoncouse, ou l'Hôtel Le Parc à Carcassonne. Des œnologues réputés valident son travail comme Annie-Françoise Crouzet, récompensée de l'ordre national du Mérite, qui, en découvrant ses vins, savoure « la garrigue, les fruits exotiques, ronds en bouche et légèrement épicés ». Pour cette professionnelle, quatrième au concours mondial des nez du vin à Bruxelles, le travail de Gao Nanping est remarquable aussi bien sur les raisins que sur la mémoire des lieux.
Plus international que jamais
Selon la vigneronne, « dans la mentalité chinoise, nous respectons et valorisons toujours les anciens ». C'est même la meilleure façon de montrer son amour du territoire. Naturalisée en 1993, elle qui parle français avec un accent chinois teinté de légers chatoiements du Midi a exploré les archives départementales. Elle a découvert des photos du domaine, quelques portraits des vendangeurs et des régisseurs et a même pris contact avec certains de leurs descendants. Durant ses deux siècles d'existence, la Bastide a accueilli des Polonais, des Espagnols, des Algériens et des Portugais. La Chine s'inscrit presque naturellement dans cette tradition et l'équipe est plus internationale que jamais : un maître de chai argentin fraîchement recruté, des ouvriers portugais présents depuis trente ans, des commerciaux français et anglais. « Je veux un esprit d'ouverture à la Bastide. Ici il n'y a pas de place pour le racisme. »
Alors que le gel du printemps a causé 70 % de perte et un véritable crève-cœur, Gao Nanping continue d'arpenter les terrasses de galets de la Bastide. « En fin d'après-midi, j'aime bien marcher entre les vignes avec mon mari. On se pose avec notre pique-nique, des nouilles froides du Sichuan, et on admire le coucher de soleil. » Cigales, tramontane, verre de rouge et nouilles piquantes. Une certaine idée du Sud.
Cet article a été publié dans Koï #24, disponible en ligne.