La manifestation à l’appel du collectif La vérité pour Adama a réuni (selon la police) 15 000 personnes le 13 juin sur une place de la République pleine à craquer. Parmi elles, des Français d’origines asiatiques étaient présents pour dénoncer le racisme et soutenir le collectif Justice pour Shaoyao.
Les tilleuls sont en fleurs. Des grappes jaunâtres qui embaument les rues de Paris. Un samedi ensoleillé où les terrasses du boulevard du Temple sont prises d'assaut. Il est alors entièrement piéton, barré par des fourgons de CRS et des voltigeurs.
On circule de plus en plus difficilement sur la place de la République. Ses issues sont déjà quadrillées. Devant la statue de la République, le char du collectif La vérité pour Adama s'est garé, face à la rue du Temple où les CRS ont érigé des murs grillagés. Devant le restaurant Buffalo Grill, le collectif Justice pour Shaoyao s'est donné rendez-vous. Il a été invité à monter sur le char, véritable tribune pour témoigner des actes de violences et de racisme.
Liu Shaoyao, père de 5 enfants, a été abattu par un policier de la BAC un 26 mars 2017. Sa famille se bat depuis pour demander la vérité et une justice équitable. Les policiers ont toujours parlé de légitime défense quand la famille, elle, maintient que le père ne les a jamais menacés. Le 15 juillet 2019, les juges d'instruction ont ordonné un non-lieu et les policiers n’ont pas été mis en examen. La famille a fait appel. Et le drame de Liu Shaoyao vient malheureusement ajouter une nouvelle ligne à la longue liste des victimes. Son nom est d’ailleurs tracé en lettres rouges sur une banderole blanche accrochée par les manifestants aux marronniers de la place de la République.
Une mobilisation pour dénoncer
En soutien à la famille de Liu Shaoyao, des Asiatiques de différents collectifs sont venus battre le pavé. Céline est membre de l'Association des jeunes Chinois de France (AJCF), Lucie a répondu à un appel des Asiatiques de France, le groupe féministe Yellow Women est également présent. La petite bande, bientôt rejointe par des amis de toutes origines, a écouté avec attention les prises de paroles d'Assa Traoré face à la presse : « C'est un combat avec tout le peuple français. Si tu ne subis pas les répressions, tant mieux, mais viens avec nous ! Le monde nouveau, il commence là, il commence avec nous, avec le peuple. On appelle les gendarmes à dénoncer les comportements violents de leurs collègues. Qu'ils arrêtent de se victimiser, ils ne sont pas des victimes. » Des mots qui ont touché Lucie, venue manifester pour la première fois. « Elle a raison sur toute la ligne, elle a parlé des soignants, des mouvements sociaux, des quartiers. Ses mots me sont allés droit au cœur. » Son amie du groupe Yellow Women abonde : « On est là pour dénoncer la violence de la police contre les mouvements sociaux, contre les femmes. Pour dénoncer le racisme systémique. Pour la communauté asiatique, cela a éclaté au grand jour en avril avec le Covid-19. Certains m'ont accusée d’avoir contaminée la ville où j’habite. » Ces jeunes femmes ont toutes été victimes de comportements inappropriés. Fétichisation, exotisation, racisme ordinaire, elles ont depuis longtemps assimilé ces termes.
Soudain, une clameur dans la foule. Tous les regards se tournent vers l'immeuble du Wall Street English, où des militants de la Génération Identitaire s'activent à déployer du toit une banderole pour dénoncer le « racisme anti-blanc ». « J'espère qu'ils ne tomberont pas », souffle une femme noire plutôt âgée tenant son caddie, accompagnée de son petit-fils. Quelques sourires fusent, mais bientôt, ce sont des majeurs qui se lèvent massivement. Des habitants de l'immeuble sont sortis sur leurs balcons pour déchirer la banderole avant de la jeter dans le vide.
Le cortège peut enfin se mettre en marche. Le char des comités de victimes ouvre la voie. Au milieu d'une foule déjà compacte, étayée de quelques gilets jaunes, de collectifs de sans-papiers, et aussi de livreurs Deliveroo venus chercher des commandes au Mcdo. Le char ne réussira jamais à quitter la place ; les autorités ont décidé de la fermer.
Un ras-le-bol général
Devant le KFC, le groupe est rejoint par d'autres amis. Clémence* est d'origine chinoise, née à la Réunion. Étudiante à Bordeaux, elle participe à sa deuxième manifestation sur les violences policières après celle du 2 juin. Depuis son arrivée en métropole, elle reçoit beaucoup plus de remarques déplacées sur ses origines, y compris dans son école. « L'administration avait réussi à me confondre avec la seule autre Asiatique de l'école. En cours, une camarade m'a sorti une fois qu'elle n'aimait pas le riz cantonais. » Elle brandit une pancarte : « Asiatiques antiracistes #Justice #Blacklivesmatter ». Pour Lucie, dont les commentaires haineux des réseaux sociaux peuvent la rendre folle de rage au point d'insulter son téléphone, sa pancarte est une fresque historique des violences policières internationales. On y voit regroupées différentes victimes de toutes les origines et un encadré avec les 3 dernières qui ont tout déclenché aux États-Unis : Ahmaud Arbery, Breonna Taylor et George Floyd.
« Asiatiques antiracistes #Justice #Blacklivesmatter »
Poings levés, cris en chœur, genoux à terre, le petit groupe vibre à l'unisson de la foule. Pour ces jeunes Asiatiques de la deuxième génération (voire plus), la dénonciation publique d’une répression systémique est encore taboue dans le cercle familial. Peu ont informé leurs parents qu'ils partaient manifester. Ceux de Céline considèrent que ce type d'engagement ne peut lui attirer que des ennuis. Clémence et son père ont des visions radicalement divergentes sur la police et l'ordre social. « Cela dépend de la génération d'immigration, explique Clémence. Je pense que la nouvelle génération est davantage consciente du racisme anti-asiatiques. Certains refusaient de le croire. Le Covid-19 a fait exploser la parole et prouvé que cela existe bel et bien. » Une violence omniprésente dans leur quotidien, parmi leur entourage, sur les réseaux sociaux, devenue un ras-le-bol général que ces jeunes Asiatiques veulent évacuer lors de ces manifestations antiracistes.
Sous les masques, les yeux sont rieurs, éclatants. Des larmes coulent aussi, lorsque soufflent des vapeurs de lacrymos. Spontanément, des solutions ophtalmiques passent de main en main. Sur le char bloqué au début de l'avenue Saint-Martin, les représentants des différents comités haranguent successivement la foule. Malheureusement, on n'entendra pas la famille de Liu Shaoyao. Mais pour ces jeunes Asiatiques venus manifester, ils se revendiquent aussi bien de la génération Adama que de la génération Shaoyao. Une génération en rupture avec la vision sociétale de leurs parents et qui revendique pleinement son rôle de citoyens français.
*Le prénom a été modifié à la demande de la personne
Par Weilian Zhu