Notre téméraire journaliste s’est lancée sur le chemin de la pleine conscience. Reportage embarqué avec des sœurs du monde entier.
[Texte : Pauline Le Gall – Illustrations : Mai Lan]
Arriver à la Maison de l’Inspir est une petite initiation en soi. Stressée par les voitures me doublant sur la nationale, j’arrive à Villeneuve-sur-Billot (77) en me disant qu’il fait bon avoir un endroit pour s’échapper du stress parisien et de la grisaille. Même si pour le soleil, on repassera, puisque cette journée d’hiver est pluvieuse et que les fleurs du jardin sont couvertes de gouttes de pluie.
Je suis accueillie par deux sœurs qui portent l’habit traditionnel : de longues toges marron et un bonnet posé sur leurs crânes rasés. Nous sommes un vendredi matin, jour d’arrivée des personnes qui souhaitent rester jusqu’au dimanche soir au Monastère de la Maison de l’Inspir. Ici, chacun est le bienvenu peu importe sa religion, son âge ou sa nationalité. À la maison de l’Inspir, seules les femmes sont accueillies, les hommes séjournent quant à eux non loin, au monastère de la Source Guérissante.
Armée de ma peur de déranger ce calme matinal et d’une paire de chaussons à pois que l’on vient de me fournir, je fais timidement le tour de la maison où les sœurs s’affairent déjà aux « joies du ménage » comme l’indique leur planning. Je suis d’abord surprise par les activités de ce début de journée, le premier créneau étant habituellement consacré à la « méditation ». Je m’attends donc à m’asseoir en tailleur dans une salle, comme au yoga, et à communier en silence, guidée simplement par une voix qui contrôle la respiration collective. Au lieu de cela, je découvre que chaque personne s’attelle à son activité. La pleine conscience, je le comprendrai rapidement, s’exécute tout au long de la journée.
Je comprends que mes idées reçues sur la méditation de pleine conscience étaient absolument fausses. Elle ne se pratique pas seulement dans une salle lors d’un moment dédié, mais aussi dans les gestes les plus quotidiens. Il suffit de s’arrêter et de porter son attention au moment présent et de se recentrer sur soi-même, sans se juger ni soi ni les autres.
Dans la salle à manger, trône un discret portrait du Vénérable Maître Thich Nhat Hanh, le moine bouddhiste vietnamien aujourd’hui âgé de quatre-vingt-treize ans qui a fondé le Village des Pruniers près de Bordeaux en 1982 et dont la Maison de l’Inspir suit les préceptes. Au même moment, Laura*, une jeune femme brune habituée des retraites méditatives, arrive avec son sac à dos, et s’installe dans la chambre transformée en dortoir pour douze personnes. Ne sachant pas quelle est l’étiquette des retraites méditatives, je garde le silence, pensant qu’il est de bon ton d’éviter toute interaction. Face à son immense sourire et à ses questions enjouées, je comprends que j’ai simplement été impolie et que la conversation n’est pas proscrite mais plutôt encouragée. Nous nous répartissons les tâches proposées par les sœurs : passer le balai et nettoyer les salles de bain. Habituellement, je ne suis pas une adepte des « joies du ménage », mais en frottant les dalles de la maison, entre le calme ambiant de la grande salle de méditation et les sourires paisibles des sœurs, je me dis que l’activité en devient presque plaisante.
Nous rejoignons ensuite la cuisine où nous commençons à préparer les haricots verts pour le déjeuner. Je pensais à nouveau que l’ambiance serait solennelle et silencieuse mais découvre qu’elle est plutôt joyeuse : les conversations des sœurs en anglais, français et vietnamien entremêlés se font à bâtons rompus. L’immersion soudaine avec des inconnues, les mouvements répétitifs de la préparation des haricots verts et l’impression immédiate d’être comme coupée du monde délie les langues et je raconte moi aussi ma vie à ma voisine de table. Soudain, je suis stoppée dans une phrase par une horloge qui fait sonner la mélodie reconnaissable de Big Ben. Laura me fait un signe discret de la main. Je reste accrochée à mon haricot vert et vois tout le monde marquer une courte pause. Puis la conversation reprend. Ma camarade m’explique que la cloche fait partie de l’un des enseignements de pleine conscience de Thich Nhat Hanh. Dès que le son retentit, il s’agit de s’arrêter et de pratiquer la respiration consciente, de se reconnecter à son corps.
Le silence semble d’abord inviter mon esprit à l’égarement et je pense à tous les sujets possibles, de ma liste de courses de la semaine précédente à un futur rendez-vous dans trois jours. Ne penser ni au passé ni au futur me semble être de la pure science-fiction.
Un temps pour soi — et pour ses haricots verts. Je comprends que mes idées reçues sur la méditation de pleine conscience étaient absolument fausses. Elle ne se pratique pas seulement dans une salle lors d’un moment dédié, mais aussi dans les gestes les plus quotidiens. Il suffit de s’arrêter et de porter son attention au moment présent et de se recentrer sur soi-même, sans se juger ni soi ni les autres. À la fin de nos tâches, nous sommes invitées à nous reposer. Je reste dans la salle à manger où j’explore la bibliothèque multilingue proposée aux invités. J’attrape un petit livre en anglais paru aux prestigieuses éditions Penguin et écrit par Thich Nhat Hanh sur l’art de se relaxer. Je suis surprise de la forme : très moderne, accompagné d’illustrations, il ressemble plus à un petit manuel de développement personnel qu’au livre d’un maître bouddhiste. Sœur Sang Nghiem, une femme souriante originaire des Pays-Bas, m’explique qu’il a été le premier à rendre accessible la pleine conscience. Lorsque la cloche retentit de nouveau, je me surprends à poser le livre et à fermer les yeux pour prendre une profonde inspiration. Et je réalise ce que nous prenons si peu le temps d’expérimenter dans notre vie quotidienne : s’arrêter.
À 11h30, je rejoins Laura et trois sœurs pour la marche méditative. Nous entonnons quelques mélodies que je n’ai jamais entendues et sur lesquelles je tente un playback discret. Ces chants sous forme de courts mantras incitent au bonheur mais surtout initient au précepte du moine bouddhiste : le lâcher-prise. Nous sommes conviées par les sœurs à caler nos pas à nos respirations. Trois pas pour une inspiration, deux pas pour une expiration. Une manière de se reconnecter à son corps et à la nature environnante. Le silence semble d’abord inviter mon esprit à l’égarement et je pense à tous les sujets possibles, de ma liste de courses de la semaine précédente à un futur rendez-vous dans trois jours. Ne penser ni au passé ni au futur me semble être de la pure science-fiction. Mais au fil des minutes, entre la lenteur et le chant des oiseaux, ces pas comptés comme autant de mantras me poussent à quelques fulgurances de déconnexion.
À notre retour de promenade, je demande tout de même à sœur Sang Nghiem, cachée sous la capuche de son manteau de pluie, si elle arrive à se déconnecter pendant toute la marche et si je suis « nulle » en méditation. Elle sourit avec sagesse, probablement habituée à ce que nous collions les exigences d’une société compétitive sur une activité aussi personnelle que la méditation. Sœur Sang Nghiem m’éclaire sur le concept de la bienveillance, central à la bonne pratique de la pleine conscience. Au lieu de vouloir réussir ou échouer, il faut simplement savoir revenir aux fondamentaux et reprendre sa respiration. « Pour être bienveillant avec les autres, m’explique-t-elle, il faut être bienveillant avec soi-même. »
Lors du repas, je regrette amèrement de ne pas avoir pris de verre d’eau face aux aubergines imprégnées de gingembre qui me brûlent doucement le palais. Les larmes aux yeux, je souris en pleine conscience de ma bouche en feu.
Lorsque la cloche retentit pour signaler l’heure du repas, je commence à me presser, angoissée d’arriver en retard comme si je courais en ville pour ne pas rater ma réservation. Encore une fois, Sœur Sang Nghiem me regarde en souriant, on ne se presse pas à la Maison de l’Inspir. Nous arrivons donc à notre rythme autour des grandes tables du déjeuner où chacune se sert un bol de nourriture entièrement végétalienne : soupe fumante aux légumes, riz, aubergines au gingembre, haricots verts, tofu, salade. Laura est invitée à lire les cinq contemplations, un court texte qui appelle à manger en conscience, avec gratitude, compassion et modération. L’une des sœurs fait retentir un petit « gong » et je comprends que nous pouvons déguster notre repas. Je ne pense pas avoir déjà mangé en silence, un vrai tabou en France où ne rien se dire à table est synonyme de n’avoir rien à partager. J’apprends donc à communier autrement : en dégustant lentement mon délicieux plat.
Le but est de ne pas parler ni se resservir avant que le deuxième gong retentisse. Je retiens chaque conversation possible qui me traverse l’esprit et j’écoute le bruit des autres qui dégustent leurs bols en mâchant lentement. Je regrette amèrement de ne pas avoir pris de verre d’eau face aux aubergines imprégnées de gingembre qui me brûlent doucement le palais. Je souris aux sœurs, les larmes aux yeux, me disant que cela pourrait ressembler à de l’émotion. Quand le deuxième gong retentit, la plus jeune me propose en anglais de goûter à une « choucroute laotienne » : du chou fermenté très piquant. N’ayant toujours pas identifié le point d’eau, je souris en pleine conscience de ma bouche en feu.
L’après-midi, je discute avec d’autres participantes qui viennent d’arriver pour le week-end et font pour la plupart partie de Wake Up, un cercle de méditation parisien qui accueille les jeunes entre dix-huit et trente-cinq ans. Elles me parlent avec passion du Village des Pruniers, où se pressent l’été plus de mille personnes, et m’expliquent ces liens uniques qui se créent pendant les semaines de retraite : cette déconnexion du monde, ce plaisir étrange de lâcher son téléphone et de vraiment s’arrêter. Alors que je quitte la maison, Sœur Sang Nghiem m’indique que Thich Nhat Hanh a redonné du sens aux rituels bouddhistes pour les jeunes Vietnamien∙nes et qu’il a aidé à rendre ces pratiques attirantes pour des novices du monde entier. Moi-même, je n’ai pas envie de reprendre la route ni retrouver ces voitures qui filent dans la nuit. Je comprends les vertus de réapprendre une notion aussi simple que s’arrêter. La pleine conscience peut s’inviter dans chaque moment du quotidien : en mangeant, en cuisinant, en travaillant, en étant présent pour ses proches. Et même en se faisant doubler sur la nationale... Je prends une profonde inspiration.
*Les prénoms ont été modifiés.
Cet article a été publié dans Koï #16, disponible en ligne.